Sophie Castonguay
Approche phénoménologique de l'autoportrait
mémoire de maîtrise

par Sophie Castonguay - Mars 2007


Je peins des autoportraits. Ce sont généralement de grands tableaux dont la composition s'organise autour du visage, plus précisément autour du regard. Parallèlement à la réalisation de ces tableaux, je m'intéresse à cette tentative de saisir ce que l'autre voit de moi que je ne peux voir de moi-même. Cela cache chez moi un désir de voir à travers le regard de l'autre. J'ai la conviction que l'autoportrait dénote non pas une fascination de soi, mais bien cette fascination d'un regard impossible sur soi. Au fil de mes recherches, j'ai pu constater que je ne m'intéresse pas particulièrement au geste qui consiste à faire son autoportrait mais plutôt au phénomène qui pousse à vouloir le faire. Je m'intéresse au fait que l'autoportrait soulève un questionnement d'ordre ontologique. La question du sujet étant au centre de mes préoccupations. Je me demande s'il est possible de dépeindre un sujet continuellement en voie de constitution. J'entreprendrai dans les pages qui suivent une réflexion sur l'autoportrait à partir d'une approche phénoménologique. Cette réflexion se développe parallèlement à la recherche d'un dispositif approprié à la réalisation d'une série d'oeuvres portant sur la mouvance du je et l'importance du regard de l'autre dans la définition du je.

UNE APPROCHE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DE L'AUTOPORTRAIT

1.1 Un projet de récupération de mon être

Partout des représentations d'elle-même... Dans chaque tableau on la reconnaît... C'est une obsession dirait-on, mais peut-être vaut-il mieux attendre avant de poser un diagnostique... (Gagnon, 2002, p.1)

J'étais là, je me tenais debout, à mon propre vernissage. Des murmures autour de moi se faisaient entendre. Des regards se promenaient des oeuvres à mon visage, de mon visage aux oeuvres. C'est un mouvement que je ne pouvais effectuer moi-même. Peut-être était-ce la raison pour laquelle je me sentais un peu seule. Voyant mon désarroi, un individu vint vers moi et engagea la conversation. Il me questionna sur les raisons m'ayant poussé à faire cette série d'autoportraits. Je fus, je l'avoue, embarrassée par la question. Ne sachant que répondre, je me mis à repenser à mes récentes lectures, plus précisément à cette remarque de Pascal sur Montaigne...

Dans Autobiographiques, Serge Doubrovsky retrace le parcours de l'autobiographie à travers l'histoire. Il débute le chapitre autobiographies/vérité/psychanalyse par la fameuse remarque de Pascal sur Montaigne : « Le sot projet qu'il a eu de se peindre... » À travers l'analyse du célèbre autoportrait de François de La Rochefoucauld, l'auteur constate que l'autoportraitiste a une vision déformée de lui-même et qu'une « faille incomblable sépare l'être-pour-soi du sujet de son être-pour-autrui. » Doubrovsky en revient alors à cette fameuse remarque de Pascal et lui donne raison ; le projet de se peindre est sot puisque, pour une large part, c'est l'autre qui détient ma vérité. « Face à autrui, qui me possède en me voyant comme je ne me verrai jamais, je suis projet de récupération de mon être. » (Sartre, 1969, p.425)

J'avais besoin de temps pour réfléchir à tout cela. J'étais toujours à ce vernissage et j'étais plongée dans mes pensées au moment où l'individu en question me ramena à la réalité d'un geste de la main qu'il passa devant mon visage. Il attendait impatiemment une réponse. Je n'avais qu'une seule chose en tête, ces mots retentissaient en moi: je-suis-projet-de-récupération-de-mon-être. Je savais que ce projet, aussi irréalisable fût-il, était l'élément moteur de ma pratique de l'autoportrait. J'ai regardé l'individu droit dans les yeux et lui ai murmuré qu'il s'agissait là d'un projet important. J'aurais souhaité qu'une tierce personne se joigne à nous et d'un ton assuré lui révèle ce qu'il souhaitait entendre. Cela n'arriva pas bien sûr et il me quitta, emportant avec lui son interrogation, l'air rebuté par mon apparent refus de collaborer. Je voyais dans son regard qu'il présumait sans doute que cette série d'autoportraits n'était qu'un sot projet.

Je me questionnais à savoir si cet écart entre la perception que j'ai de moi-même et celle que l'autre à de moi était apparente dans l'autoportrait. Je me demandais comment mettre l'accent sur cette faille, en faire une partie prenante du sujet de l'oeuvre, tout en évitant d'être assujettie à ce point de vue unique que détient l'autre sur moi.

1.2 L'usage de référents fictifs dans l'autoportrait traditionnel

Cette faille entre l'être-pour-soi et l'être-pour-autrui du sujet, est-elle apparente dans l'autoportrait traditionnel ? Chez les maîtres anciens, on peut la déceler dans le choix des attributs avec lesquels le peintre décide de se représenter. Les autoportraits à la palette ou avec un pinceau ne manquent pas. Le peintre se représente généralement dans son atelier et choisit de se représenter en présence de ses outils de travail. Il met ainsi en avant-plan son statut d'artiste. Dans pareil cas, l'être-pour-soi et l'être-pour-autrui du sujet ne se distingue pas par le choix de ses attributs. Le peintre se représente tel qu'il est perçu socialement par les autres. Il en va tout autrement de peintres tels Dürer ou Rembrandt qui choisirent de se représenter revêtu d'un costume n'étant habituellement pas le leur, ou par exemple de Véronèse se représentant en gambiste vêtu de blanc dans les Noces de Cana. Ce choix de se représenter avec des attributs qui ne sont aucunement associés à sa personne fait basculer la représentation de soi dans un monde fictif où les référents, n'ayant apparemment aucune attache dans le monde réel, appartiennent au monde intérieur du peintre et au monde de la représentation. Ces référents, puisqu'ils sont insoupçonnés des autres, occasionnent un effet de surprise et agissent comme éléments révélateurs d'une construction d'un être-pour-soi du sujet. J'en reviens à ce projet-de-récupération-de-mon-être et j'en déduis que l'usage de référents fictifs dans l'autoportrait, constitue un moyen de mettre en avant-plan la construction d'un être-pour-soi du sujet, en déjouant les appréhensions possibles de l'autre.

1.3 L'autoportrait du corps symbolique

Cette faille entre la perception que j'ai de moi-même et la perception que l'autre a de moi est aussi présente au quotidien dans ma relation avec les gens qui m'entourent. Elle est présente lorsque, écoutant quelqu'un d'autre parler de lui-même, je réalise que la perception qu'il a de lui-même est tout autre que celle que j'en ai. Lorsque cela se produit, il m'arrive d'essayer de convaincre l'autre qu'il a une vision déformée de lui-même. Mais cela finit toujours par créer de la distance entre nous. Cette distance est celle qui réside entre l'être-pour-soi et l'être-pour-autrui du sujet. C'est toujours délicat de s'attaquer au corps symbolique de l'autre. Ce corps de l'autre auquel je n'ai pas accès et inversement, mon corps inaccessible à l'autre. Lorsque les attributs de l'autoportrait sont puisés à même la représentation du corps symbolique cela réfère là aussi à une construction de l'être-pour-soi du sujet. Je pense notamment aux autoportraits de Frida Khalo dans lesquels les éléments symboliques appartiennent au monde intérieur de l'artiste.

LA PRÉSENCE DE L'AUTRE DANS L'AUTOPORTRAIT

2.1 L'importance du regard de l'autre

Le regard que l'autre porte sur moi me permet de sortir de moi-même. Ce regard joue un grand rôle sur la perception que j'ai de moi-même. Il me permet de me définir. Eugène Ionesco aborde cette question dans la pièce de théâtre Rhinocéros. Dans cette pièce, on assiste progressivement à la transformation du monde des hommes en un monde de rhinocéros. On croit d'abord, tout comme les protagonistes de cette histoire, qu'il s'agit d'un envahissement, jusqu'au moment où l'on s'aperçoit que ce sont les hommes qui se transforment les uns après les autres en rhinocéros. La communauté est terrorisée. Elle tente de lutter en vain contre cette terrible aberration. À la toute fin de la pièce, il ne reste plus qu'un seul homme, tous les autres s'étant transformés en rhinocéros. Bérenger est le dernier de l'espèce humaine. N'ayant personne de semblable à lui à qui se comparer, il devient incapable de se reconnaître. Il se regarde dans la glace et se dévisage. Il en vient à la conclusion qu'un corps d'homme est terriblement laid au point de se percevoir désormais comme un monstre. Il évoque même le désir d'avoir, lui aussi, « une peau dure et cette magnifique couleur d'un vert sombre. » (Ionesco, 1959)

Oh, comme je voudrais être comme eux. Je n'ai pas de corne, hélas ! Que c'est laid un front plat. Il m'en faudrait une ou deux, pour rehausser mes traits tombants. (Ionesco, 1959, p.198)

Tout comme Bérenger, je peux dire que je me définis en me comparant à mes semblables et je suppose qu'en leur absence, il me serait impossible de me définir. Je finirais par oublier ce qui me distingue des autres hommes. J'irais jusqu'à dire qu'il m'arrive de me sentir comme Bérenger, seule parmi des gens avec lesquels je ne partage aucune communauté de pensée. Lorsque cela m'arrive, je me regarde dans la glace et me trouve un peu étrange. Soudainement, je me trouve attriquée d'une drôle de manière. Pour savoir si je me trouve bel et bien dans cet état de solitude, j'ouvre le livre d'un de mes auteurs favoris, je constate que je ne m'y retrouve plus. Je deviens l'espace d'un moment étrangère à moi-même.

Pierre Klossowski aborde également la question du regard de l'autre dans le roman Le baphomet. Dans mon souvenir de cette lecture, les protagonistes du roman, des âmes sans corps appelées des souffles, choisissent leurs fréquentations avec une extrême vigilance, puisque lors de leurs rencontres, les souffles sont involontairement transformés par le regard de l'autre. J'ai moi-même l'impression de ne pas toujours être la même avec les gens que je rencontre. J'ai l'impression que la perception que les autres ont de moi me transforme. J'évite le regard de certains tandis que j'affectionne le regard de d'autres. Alors, comment évaluer l'étendue qu'occupe l'autre dans la définition du Je ? Quelle place l'autre devrait-il occuper dans l'autoportrait ?

Il me suffit de penser à l'histoire de Robinson, Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier, pour réaliser l'ampleur des répercussions que la présence de l'autre a sur la définition du je. Tournier suppose qu'après avoir passé plusieurs années seul sur son île :

Il devenait de plus en plus difficile [pour Robinson] de songer à plusieurs choses à la fois, et même de passer d'un sujet de préoccupation à un autre. Il s'avisa ainsi qu'autrui est pour nous un puissant facteur de distraction, non seulement parce qu'il nous dérange sans cesse et nous arrache à notre pensée actuelle, mais aussi parce que la seule possibilité de sa survenue jette une vague lueur sur un univers d'objets situés en marge de notre attention, mais capables à tout instant d'en devenir le centre. (Tournier, 1972, p.36)

Seule, je suis comme Robinson sur son « Île déserte » ; le monde qui m'entoure devient progressivement unidimensionnel. Non seulement la perception que l'autre a de moi a une incidence décisive sur la perception que j'ai de moi-même, mais en plus, le regard que l'autre porte sur le monde me permet d'avoir une vision non linéaire de ce monde. En effet, comme le mentionne Deleuze dans son article Michel Tournier ou le monde sans autrui, « les objets derrière mon dos, je les sens qui bouclent et forment un monde, précisément parce que visibles et vus par autrui. » (Deleuze, 1972, p.262) C'est donc la rencontre d'autrui, le fait que le monde est visible et vu par l'autre qui fait en sorte que les images et les objets ont un potentiel de signification multiple. Selon cette conception d'autrui, un autoportrait ne peut être qu'une représentation du je vis-à-vis de l'autre.


2.2 Un autoportrait en relation

Mais alors, comment faire son autoportrait en incluant ce vis-à-vis par rapport à l'autre ? J'ai tenté, dans mes derniers tableaux, de me représenter en relation avec une autre personne. Dans ces tableaux, les attributs de l'autoportrait sont remplacés par les attributs de la relation. Ces attributs apparaissent à travers la pose des figures et dans la mise en relation des corps dans l'espace. La recherche de la composition du tableau est étroitement liée aux composantes de la relation. Dans le tableau que j'ai intitulé La montagne, les attributs de la relation représentée apparaissent dans un jeu d'échelle entre les corps. La figure de droite est deux fois plus grande que celle de gauche. L'espace entre les corps ne nous révèle pas si cet écart de proportion est dû à un jeu de perspective puisque les figures semblent se situer dans un non-lieu, un plan uniforme et noir. On ne connaît pas la distance qui sépare les figures. Nous pourrions toutefois supposer que la figure de gauche est plus éloignée parce qu'elle est plus petite. Pourtant, les deux figures occupent exactement le même espace en hauteur dans le tableau. Comment est-ce possible puisque nous venons de dire que la figure de droite est deux fois plus grande que celle de gauche ? Bien qu'elle soit plus grande, la figure de droite est en position à genoux, tandis que celle de gauche étire ses bras vers le haut. Il s'agit de deux façons distinctes d'occuper l'espace. En tentant de transposer les composantes de la relation à la composition du tableau, je cherchais à créer un autoportrait en situation. Mais malgré ma tentative d'ajuster l'autoportrait à l'autre selon chacune des relations, il n'en demeurait pas moins figé. Je voulais qu'on puisse sentir la mouvance du je à même la lecture de l'oeuvre.

2.3 Le regard pétrifiant de la Méduse

Ma hantise qu'il n'y ait qu'un seul point de vue provient de la peur que l'autoportrait ne soit la réduction caricaturale d'une émotion magnifiée ou qu'il ne traduise uniquement la fonction à laquelle nous renvoient les attributs représentés. Pétrifié par un regard médusant, ce type d'autoportrait nous donne le reflet d'une identité statique.

L'oeil de Méduse a le pouvoir de pétrifier quiconque le croise. Il est la négation du devenir. C'est un oeil catégorique. "Catégorie" en grec signifie procéder à une accusation : — Tu es A et pas non-A ! Tu es statique et non pas dynamique, tranche la catégorie foudroyante. Nous voilà transformés en objet. Combien de fois n'avons-nous pas été métamorphosés en statue mélancolique et muette par les yeux de quelque Méduse, les yeux de quelque grand Autre ? (Massat, 2006)

Tel Persée, il nous faut « rechercher et décapiter nos propres Gorgones, » celles que nous avons intériorisées. C'est là, nous révèle la psychanalyse, la seule façon de devenir sujet. « Il y a des Méduses pour les sensations, les sentiments, l'intellect, la mémoire, l'économie, les idées. » (Massat, 2006) Quelle forme prendra la faucille qui servira à trancher la tête de ces Méduses ? Qu'en est-il du devenir-sujet dans l'oeuvre, n'est-il pas inévitablement toujours pétrifié ?

Lorsque Persée triomphant, apporte à Polydectes le présent attendu, le roi, pensant que Persée avait échoué, ne crut bon de se protéger contre l'instrument de pouvoir fabuleux que lui présenta Persée. Au moment où Persée brandit à bout de bras la tête de la Méduse, en un instant le roi et ses fidèles furent figés sur place dans la position qu'ils occupaient. Je constate que plusieurs artistes incarnent dans leur pratique les fidèles du roi Polydectes. Ils se représentent dans toutes sortes de positions à divers moments où leur regard a croisé celui d'une Méduse. Ces artistes mettent en valeur le reflet de personnes s'individuant comme des choses et nous confirme le pouvoir toujours effectif de la Gorgone. Guy Massat se demande si « les mauvais photographes qui transforment les êtres mouvants en images immobiles sont les derniers descendants de la Méduse. » (Massat, 2006) Chose certaine, la réalité est mouvante alors que la photographie est un impitoyable fixateur. Elle n'est sans doute pas aussi impitoyable que le fixateur qui se loge dans mon propre oeil ou dans celui de l'autre.

Lorsque je réalise un autoportrait, je dois voir à ne pas me méduser moi-même. Où est l'oeil de la méduse, est-il en moi ? Est-il en l'autre ? Quelles sont les limites de la représentation du devenir-sujet ? Est-il inévitablement figé ? Autant de questions auxquelles je cherchais à répondre. Il me fallait poursuivre mes recherches sur une façon de mettre en évidence la mécanique de la constitution du sujet dans l'autoportrait. Je ne savais pas trop comment j'allais m'y prendre. Je recherchai un dispositif me permettant de créer des déplacements dans l'oeuvre, d'imposer ces déplacements, à même la lecture de l'oeuvre.

LA RECHERCHE D'UN DISPOSITIF

3.1 Un dialogue devant le tableau

J'ai d'abord imaginé une mise en scène dans laquelle on assistait à un dialogue se déroulant devant le tableau. Les interlocuteurs de cette mise en scène ne pouvant eux-mêmes s'arrêter sur une seule interprétation ; la fonction de ce dialogue était d'orienter le spectateur vers un mode de lecture multiple. Puis, j'ai réalisé que ce dispositif ne me convenait pas. Il créait un écran devant le tableau.

En insérant un dialogue au tableau, je cherchais un moyen d'ajouter un nouveau cadrage, une nouvelle perspective de lecture, un découpage supplémentaire à la découpe initiale que constitue une proposition artistique. Cette découpe supplémentaire agissant comme commentaire sur l'oeuvre à même celle-ci. Je désirais ainsi provoquer une distanciation du regard permettant de se détacher des référents réels et dans le cas d'un autoportrait, du modèle de référence. Cette distanciation ayant pour fonction de faire basculer le regard dans un espace de lecture autre que celui de la ressemblance, un espace fictif s'affirmant en tant qu'espace construit. L'usage de référents fictifs allait permettre au regard de se détacher des référents réels. Mais n'était-ce pas, d'une certaine façon, un pléonasme que d'ajouter un commentaire au tableau ? Le tableau m'apparaissait être un espace auquel l'intervention de la parole ne pourrait que nuire. C'est à ce moment que je fus amenée à travailler cette proposition à partir d'un autre dispositif que j'appellerai la photoparlante.

3.2 La photoparlante ou la croisée des regards

« Les images sont devenues des clichés, comment dégager de tous ces clichés une Image, "juste une image", une image mentale autonome ? » (Deleuze, 1991, p.85) Cette réflexion de Jean-Luc Godard s'est imposée à moi alors que j'étais appelée à réaliser une série d'images photographiques. Je ne voyais pas, à l'époque, par quel moyen j'arriverais à créer des images mentales autonomes. J'ai abandonné rapidement toutes tentatives de créer des images se démarquant par leur originalité et j'ai alors commencé à insérer de courtes histoires dans le hors-champ de mes images photographiques afin de créer un champ aveugle.

Ces altérations que j'apporte ne s'inscrivent pas dans l'image photographique en tant que telle puisque je ne fais aucune retouche aux images. Je modifie uniquement leur genèse. Je réinvente l'histoire que la prise de vue avait instaurée dès le départ. La puissance d'attestation de l'image photographique, le fait que l'image « atteste l'existence de ce qu'elle donne à voir », (Dubois, 1990, p.70) renforce ma nouvelle proposition de sa genèse.

Ainsi, je suis amenée à proposer une nouvelle version qui sera diffusée par la suite lors de l'exposition par un haut-parleur caché derrière l'image auquel elle est associée. Ce dispositif sonore me permet de constituer des séquences de sens à partir d'images fixes. Je souhaite ainsi que la perception du spectateur se transforme au fur et à mesure que le récit avance et qu'il assiste à quelque chose en train de se dire. Cette rencontre entre l'image et la narration crée un nouveau découpage de significations où le regard de l'autre – lorsqu'il observe l'image – se croise avec mon propre regard, mis en mots, à travers la narration. J'ai constaté qu'il ne pouvait naître de cette rencontre qu'un écart, un croisement de regard entre deux points de vue. L'expérience de l'oeuvre devenant ainsi l'expérience fondamentale d'un écart, permettant d'envisager la même image à partir du regard d'un autre, à voir la même chose sous des aspects différents. Explorer cet écart devint la pierre angulaire de ma pratique actuelle.

3.3 Un premier niveau de lecture multiple

Par le biais du langage, il est envisageable de créer une ambiguïté réelle sur ce qui est sémantiquement présent dans l'image et sur ce qui est existentiellement présent. Ici, je soutiens l'importance que revêt le support de l'oeuvre tant au niveau de sa surface plane que de son espace représentationnel. Déjà en elle-même l'image est porteuse de ce double contexte énonciatif, de cette double réalité permettant une double lecture. Dans le projet La petite, j'ai tenté de créer une confusion entre ces deux contextes énonciatifs. C'est pourquoi lorsque l'on se retrouve devant l'image et que l'on écoute la trame narrative, il est difficile de savoir si l'histoire racontée porte sur la petite fille photographiée ou sur la petite photographie accrochée seule sur le grand mur blanc. En voici un extrait :

Elle est si petite. Je me rappelle l'avoir mise là, seule, en me disant que je reviendrais la chercher plus tard. Il me fallait trouver un motif valable pour l'avoir laissée là, seule. Je me disais que j'allais sans doute trouver une explication plus tard. Sur le moment, je n'avais aucune idée de ce que j'allais bien pouvoir dire. Elle était si petite. Elle aurait facilement pu passer inaperçue. Mais ce ne fut pas le cas. Je savais qu'un univers entier se déployait activement en elle. Mais ce n'était chose visible qu'à condition de s'arrêter quelques instants pour l'observer attentivement. Je l'ai donc laissée là, toute seule et je me suis éclipsée. Je ne savais plus quoi faire d'elle. Le poids de son destin pesait sur moi. L'imaginer là, seule, ne me rassurait guère. C'est à ce moment que j'ai réalisé l'importance qu'elle avait pour moi. J'avais l'impression que cet endroit n'était pas fait pour elle. Je ne voulais pour rien au monde la perdre. À mes yeux, elle avait une valeur inestimable. Pour la plupart des gens, elle était sans doute plutôt commune. Seule, elle n'allait pas pouvoir justifier sa présence. Je devais prendre parole en sa faveur.

L'histoire racontée concernant la petite fille photographiée porte sur l'abandon d'un enfant dans un lieu public, une cabine de photomaton. Tandis que la même histoire appliquée à la petite photographie porte sur le geste qui consiste à exposer une photographie d'archive dans une galerie. Dans cette lecture de l'histoire, le personnage de l'artiste-narrateur se questionne sur la réception possible d'une telle image, et considère l'écart entre l'investissement émotionnel qu'il ressent face à la mémoire que rappelle cette image versus l'absence de cet investissement de la part du spectateur. Vers la toute fin de l'histoire, il réalise que ce lieu ne rend pas justice à ce que représente cette image pour lui et décide de prendre parole en faveur de cette image, au moyen de la présente narration. C'est à ce moment que la fiction apparente du texte rencontre une de mes préoccupations réelles, qui consiste à questionner le choix d'exposer une photographie d'archive au grand public.

Il ne s'agit pas là de n'importe quelle photographie d'archive. Il s'agit d'une photographie de moi prise à un âge auquel il m'est impossible de rattacher aucun souvenir. Sinon, une impression extrêmement vague, lointaine et diffuse. Roland Barthes dirait que ce corps ne m'appartient pas, sans pourtant appartenir à personne d'autre qu'à moi. Peut-être s'agit-il d'une partie de ma vie appartenant plus à ma mère qu'à moi-même ? Je me rappelle récemment avoir regardé mon album d'enfance en compagnie de ma mère. Je fus tout à fait surprise de l'entendre dire : « Elle était... » en parlant de moi tandis que j'étais assise à ses côtés. Cet événement fut un des matériaux qui constitua la base du projet La petite. C'est encore une fois cet écart entre l'être-pour-soi et l'être-pour-autrui du sujet qui apparaît dans cette relation mère-fille. La perception que ma mère a de moi, jeune enfant, surplombe l'absence de souvenirs que j'ai de moi-même. Je ne peux m'en remettre qu'à sa perception et à celle de ceux qui ont vécu près de moi à cet âge pour me faire une idée de ma toute jeune enfance. En prêtant une voix et une nouvelle histoire à cette photographie, j'ai eu le sentiment de me réapproprier, par le biais de la fiction, une partie de moi-même.

LE POUVOIR DE FAIRE VOIR AVEC LES MOTS

4.1 La parole : l'indice d'une absence dans l'image

Étrangement, la parole nous donne l'indice d'une absence dans l'image. Elle crée une ouverture au niveau des significations possibles que l'image peut contenir et permet de faire apparaître un espace en voie de constitution. Elle est « une instance de lancement de sens, et permet, dans une géographie toujours mouvante des déplacements de signes, des boucles de renvoi. » (Mondzain, 2003, p.63) L'usage de la parole provoque ainsi une mise en évidence de l'écart.

La parole de l'autre, le fait qu'il nomme le monde à partir d'un autre point de vue que le mien, fait en sorte que « toute image est polysémique et implique, sous-jacente à ses signifiants, une "chaîne flottante" de signifiés. » (Barthes, 1982, p.31) L'interrogation sur le sens que produit la polysémie apparaît bien souvent comme une dysfonction, un manque de clarté et de cohérence dans l'image. Selon Barthes, il « se développe dans toutes sociétés des techniques diverses destinées à fixer la "chaîne flottante" des signifiés, de façon à combattre la terreur des signes incertains. » (Barthes, 1982, p.31) On réclame que la parole demeure la même. Mettre en évidence la « chaîne flottante » des signifiés devient alors un exercice allant à l'encontre de ce type de pensée et rencontre, par le fait même, certaines résistances. Ces résistances sont aussi liées à ce que Michel Foucault nomme la régulation d'ensemble, que Deleuze définit dans Foucault comme étant « l'ensemble des rapports de force qui traversent et déterminent les activités d'une société. » (Deleuze, 2004, p.113) J'ai l'impression que ce sont ces rapports de force qui fixent la « chaîne flottante » des signifiés et contribuent à rendre univoque le sens des images. Je me demande quel est le rôle de l'artiste face à cette régulation d'ensemble ? Foucault m'apporte un élément nouveau sur la question quand il attribue à l'artiste le rôle de protéger la subjectivité. Je cite :

La lutte pour une subjectivité moderne passe par une résistance aux deux formes actuelles d'assujettissement, l'une qui consiste à nous individuer d'après les exigences du pouvoir, l'autre qui consiste à attacher chaque individu à une identité sue et connue, bien déterminée une fois pour toutes.(Deleuze, 2004, p.113)

Comment faire apparaître l'indétermination de l'identité ? Dans le projet La gravité, j'ai tenté de faire un autoportrait où mon identité demeure indéterminée. Tandis que la photographie nous montre un corps étendu face contre sol, la trame narrative nous incite à croire qu'il s'agit là, à la fois, d'un corps mort, endormi, mélancolique, épuisé ou en deuil. En voici un extrait :

C'était un de ces bels après-midis d'été. La chaleur était torride, voire même suffocante. À un point tel, qu'il nous était impossible de nous déplacer sans avoir à déployer un effort considérable. Cette chaleur nous condamnait à l'inertie. Le parfum de ta peau embaumait la pièce. Un parfum à la fois si subtil et intense. Sa seule présence m'était rassurante. Il m'en faisait presque oublier qu'aujourd'hui était un jour de deuil. Un jour fixé à tout jamais dans les annales de notre histoire. Un jour où aucun sujet n'est matière à discussion où seul le silence est de mise. Tu avais sombré dans une profonde solitude. Et désormais, j'arrivais mal à évaluer la distance qui nous séparait. Tu étais pourtant là, devant moi. J'avais toutefois cette impression étrange que ce n'était pas tout à fait toi. Tout s'était passé si vite. En une fraction de seconde. Tout avait basculé. Et maintenant, je me retrouvais là, devant toi, dans une drôle de position. Malgré moi, assujettie à ton regard. Je ne pouvais me résigner à comprendre que tout ceci était bel et bien derrière nous. Cet événement appartenait désormais au passé. Tu en étais la preuve vivante. Encore aujourd'hui, je n'arrive pas à me figurer comment ai-je pu demeurer endormie tout ce temps ? J'en avais maintenant le souffle coupé. Je devais maintenant m'efforcer de considérer tout cela comme un événement banal, n'ayant aucune emprise réelle sur moi.

Dans La gravité, les termes couramment utilisés pour décrire les propriétés de l'image photographique — inertie, fixation, silence, distance, fraction de seconde, passé — sont récupérés dans la narration et infligés au sujet, ce corps inerte. Le corps propre de l'image photographique prend possession du corps photographié. Il devient alors difficile d'établir sur lequel des deux corps porte la narration. Lequel des deux est mortifié ? Je retrouve semblable préoccupation dans l'oeuvre photographique Cause du décès ? de John Hilliard réalisé en 1974.

Hilliard fouille jusqu'à ses dernières conséquences la promesse faite par la photographie de nous livrer la réalité dans l'image. À cette fin, l'artiste associe image et langage, pour faire ressortir le caractère hypothétique de la relation entre désignation et désigné, en soulignant les incertitudes qui en résultent quant à l'interprétation de l'image. Ainsi en est-il par exemple de Cause de décès ? de 1974, une oeuvre qui aborde l'effet de suggestion produit par différents fragments d'une seule et même image : selon qu'on identifie, à proximité du corps recouvert du feu, de l'eau, un pont ou une pierre, le mot qui surgit alors à l'esprit (brûlé, noyé, tombé, assommé) court-circuite la photographie. (Fischer's, 2005)

Dans La gravité, on cherche aussi la cause du décès, de ce qui a mortifié ce corps. Le décès est-il provoqué par l'acte photographique ou par un événement relaté par le récit ? L'indétermination de l'identité du corps s'étend au médium utilisé.

4.2 L'inamovible humeur

Dans mes récits, le je a une façon d'être affecté par l'humeur qui lui est propre. J'entends par humeur, une disposition affective, une façon d'être affecté traduisant un mode de compréhension du monde. Ce n'est pas seulement les actions qu'il commet qui le caractérisent mais aussi et surtout sa façon d'être affecté, son mode d'affectation particulier. La représentation d'humeur y est beaucoup plus importante que la représentation d'action. Puisque « l'humeur semble indépendante des actes pris en eux-mêmes, et paraît les entourer comme un arrière-fond inamovible. » (Vanni, 2005, p.4) C'est la raison pour laquelle la représentation d'humeur cohabite si bien avec l'image photographique. La représentation d'humeur s'insère dans la fixité du dispositif photographique. La fixité de l'image n'est plus une simple contrainte du dispositif photographique. Elle est prise en charge par la représentation d'humeur, cet arrière-fond inamovible présent dans le récit.

La tonalité de la voix contribue, elle aussi, à souligner un mode d'affectation particulier. Le ton est porteur de l'humeur. Il impose un rythme et est mis au service de l'introspection. La voix vient combler les manques du texte. Elle cherche à incarner l'acte même de parler.

4.3 L'identité narrative

Le désir d'orienter le spectateur vers un mode de lecture multiple est étroitement lié à ma pratique de l'autoportrait. Il s'agit du désir de faire de l'autoportrait le lieu d'apparition de cette multitude de facettes constitutives de l'être. Le désir qu'un autoportrait ne soit pas interprété comme étant la représentation d'une seule facette de soi-même mais plutôt comme étant le lieu d'évocation d'un être en mouvement. Avant même qu'il ne passe au registre de la représentation visuelle, l'acceptation de cette définition de l'identité dont les multiples facettes sont en mouvement, résiste encore à certaines conceptions de l'identité personnelle. Selon Paul Ricoeur,

Le problème de l'identité personnelle constitue (...) le lieu privilégié de la confrontation entre les deux concepts majeurs du concept d'identité. D'un côté, l'identité comme mêmeté, de l'autre l'identité comme ipséité. (Ricoeur, 1996, p.140)

La conception d'identité comme mêmeté présuppose donc une permanence de l'identité dans le temps lié à un prétendu noyau non changeant de la personnalité. C'est ce noyau que nous cherchons à faire éclater à travers l'usage du récit.

On s'intéresse aux marques distinctives qui permettent de réidentifier un individu comme étant le même. C'est pourquoi un comportement qui ne correspond pas à ce genre de dispositions fait dire qu'il n'est pas dans le caractère de l'individu considéré, que celui-ci n'est plus lui-même, voire qu'il est hors de soi. (Ricoeur, 1996, p.147)

Je me suis intéressée à cette conception de l'identité-mêmeté dans le projet L'attente II. Voici un extrait de la narration qui accompagne cet autoportrait :

Chaque détail avait été prévu minutieusement à l'occasion de ta venue, à commencer par mes vêtements et ma coiffure. Je m'étais longuement demandée où j'allais me tenir à ton arrivée. Je m'étais aussi posée la question à savoir quelle expression j'allais afficher sur mon visage. Ce n'était pas chose facile de choisir sous quel angle et sous quel éclairage j'allais me montrer à toi pour la première fois. Je m'appliquais à trouver l'expression adéquate. Je tentais de m'accorder pleinement à mon exactitude.

Selon Ricoeur, ce désir de s'accorder pleinement à son exactitude n'est pas tant lié à une permanence du caractère dans le temps mais plutôt à la constance qu'engage une relation d'amitié ; un engagement qui demande de répondre à la confiance que l'autre met en nous. C'est donc pour et par l'autre que je tente de m'accorder à mon exactitude.

4.4 Je a besoin de temps

Vraisemblablement, la parole associée à l'image nous transporte ailleurs, vers une destination inconnue se situant dans le hors-champ du photographique. Destination à laquelle nous avons maintenant accès par la parole. Les différentes phrases qui forment le récit ne nous renvoient à rien d'autre qu'à la fiction à venir. Nous ignorons où elles doivent nous conduire. Et c'est dans l'attente d'une suite au récit qu'un moment de sursis est créé.

Le récit, parce qu'il se déroule dans le temps, permet le développement d'une identité instable. On découvre alors une identité en mouvement, se définissant au fur et à mesure que l'histoire nous est racontée. C'est ce que Paul Ricoeur caractérise comme étant la mise en intrigue de l'identité. Il la définit comme étant « la concurrence entre une exigence de concordance et l'admission de discordance qui, jusqu'à la clôture du récit, mettent en péril cette identité. » (Ricoeur, 1996, p.168) L'exigence de concordance est comblée par l'unité temporelle de l'histoire. C'est sur cette unité temporelle que s'appuie l'admission de discordance de l'identité. « Le paradoxe de la mise en intrigue est qu'elle inverse l'effet de contingence » (Ricoeur, 1996, p.170) L'inversion de l'effet de contingence est ce qui nous permet d'effectuer une brèche dans l'identité du même. L'identité figée de l'autoportrait est ainsi mise en mouvement à travers le récit. Ce mouvement est celui du récit de soi. Il est basé comme nous l'avons dit plus tôt, sur un projet de récupération de son être. Je ne peux ignorer que la visée d'un tel projet s'ancre dans une subjectivité en quête de son auto-appropriation. L'altérité du spectateur n'est pas convoquée lorsqu'il se trouve devant l'oeuvre. L'identité représentée est celle « qui consiste à affirmer un maintien de soi, en intégrant à mon parcours l'expérience de ma confrontation à autrui. » (Vanni, 2005, p.4) Le regard de l'autre n'est en somme qu'un accident de parcours dans un trajet d'appropriation de soi, pourrait-on dire. Michel Vanni a développé la conception lévinassienne du récit en avançant que « l'altérité se trouve niée par son assimilation à la synthèse unifiante du récit. [Il s'agit du ] même intégrant et réduisant l'autre dans son mouvement d'auto-position. » (Vanni, 2005, p.4) En effet, le regard de l'autre sera toujours irréductible à l'autre et je serai toujours dépossédé de moi-même par le regard que l'autre porte sur moi. Dans le passage à la représentation, je ne pourrai jamais présenter une représentation de moi-même à l'autre autrement que dans quelque chose de déjà dit. L'autre pourra toujours en dire ce qu'il veut.

Le Dire génère des dits, mais ceux-ci recouvrent et trahissent toujours déjà le Dire qui les a institués. Constamment, le dit cristallisé se trouve remis en cause par un dire qui vient le fracturer. (Vanni, 2005, p.2)

Me voilà de nouveau aux prises avec des méduses. Je tente alors de prendre en compte, dans la rédaction de mes récits, les éventuelles fractures instaurées par les Dires à venir. J'adopte dans la rédaction de mes récits, « une attitude de ressassement qui soumet la diégèse à un incessant va-et-vient dans les mêmes traces, le récit accuse la primauté du dire sur le raconter. » (Frances Fortier, Andrée Mercier, 2003, p.67) Je suis traversée par cette tension entre être soi avec l'autre et être soi contre l'autre. Ce sera sans doute le matériau inaugural pour un futur projet où le récit portera sur le principe qu'être soi contre l'autre mène à l'ultime négation de l'autre, c'est-à-dire au meurtre symbolique. Cet acte qui marque les commencements de l'humanité et qui, sous les formes les plus diverses, n'a jamais disparu de l'histoire. Je pourrai ainsi me commettre à nouveau. J'agirai peut-être sous une autre identité.

Il m'avait tourné le dos et s'était dirigé vers la porte qu'il avait laissée entrouverte derrière lui. Cela jeta un froid glacial dans la galerie. Je ne pouvais pas le laisser partir ainsi sans avoir tenté de lui donner quelques explications. J'attrapai mon manteau et le rejoignis dans la rue. Il attendait au feu rouge emmitouflé dans son manteau qui lui recouvrait la moitié du visage. Cela me permit de l'observer pendant quelques instants. Je n'avais droit qu'à son profil. Je n'étais plus sûre que c'était l'homme qui m'avait abordée quelques minutes auparavant lors de mon vernissage. Je décidai de le suivre dans l'espoir de le voir de plus près. Quelque chose me tenait à distance et il m'était impossible de m'approcher de lui. Je ne voyais plus qu'un dos se profilant devant moi, disparaissant à chaque coin de rue.

JE REPRÉSENTE UN AUTRE

5.1 Une distance infranchissable

Lorsque le spectateur pénètre dans l'exposition, il est le je, tandis que l'autoportrait (ou de façon plus générale l'oeuvre) représente l'autre. Ainsi, c'est à la rencontre de l'autre que le spectateur se dirige. Si cette rencontre a lieu, c'est que le spectateur aura effectué le mouvement qui consiste à partir d'un monde qui lui est familier, « d'un “ chez-soi ” qu'il habite, vers un hors-de-soi étranger. » (Deleuze, 1991, p.11) C'est un mouvement opposé à celui qui consiste à créer une réponse à l'attente auquel fait allusion Jean-Pierre Vidal dans l'article L'art en famille. Créer une réponse à l'attente demeure une tentative de réduire l'écart entre le Même et l'Autre. Mais puisque cet écart est irréductible, il en résulte une réduction de l'Autre au Même. On demeure alors dans un monde excessivement familier où l'impression d‘un déjà-vu se multiplie d'une exposition à l'autre. Ce serait dans l'expérience de l'expression d'un monde possible autre que le sien qu'a lieu cette rencontre d'autrui. Quelquefois, cet écart entre le familier et l'étranger rend toute identification impossible. Le spectateur demeure dans l'incompréhension face à l'oeuvre. Cette rencontre souhaitée n'a pas lieu.

Je me suis intéressée à cette question de l'écart entre le Même et l'Autre dans le projet Rencontre amoureuse I, en voici un extrait :

Je n'y voyais plus clair. Malgré l'insistance de mon regard, je n'avais plus accès à toi. Quelque chose me bloquait le passage. Une distance nous séparait. Je sais bien que tu aurais voulu me faire croire le contraire. Tu me répétais sans cesse "je suis à toi, je suis tout à toi". Ces mots répétés machinalement étaient la preuve de ton subterfuge, puisque je te savais impénétrable. Je voulais à nouveau te rendre à cet état, quitte à te perdre, cela n'avait guère d'importance. Ce n'était certainement pas ton abdication totale qui me permettrait de te posséder. Je ne voulais plus entendre ce que tu avais à me dire. Je voulais seulement te regarder t'échapper sous mes yeux.

Ce dialogue amoureux soulève la question de l'impossible transparence entre deux êtres. Mais à qui le narrateur s'adresse-t-il ? Est-ce à l'être aimé ou à l'image de l'être aimé ? C'est à la fois aux deux. Dans la deuxième lecture où le narrateur s'adresse à l'image, au statut de l'image en général, il dénonce sa trop grande clarté et réclame qu'elle regagne sa nature ambiguë et impénétrable, qu'elle se taise et échappe à toute réduction langagière. Soulignons qu'un geste iconoclaste a été posé envers l'image accompagnée de cette narration ; elle a volontairement été froissée et reprise en photographie. Ce geste à première vue iconoclaste est provoqué par un désir iconodule de redonner à l'image son caractère ambigu.

Dans le dispositif image-narration de la photoparlante, c'est d'abord par la vue que l'on accède à l'oeuvre. Le premier contact s'effectue par le biais de l'image, une image photographique appartenant à un monde qui nous est familier. Ce n'est que dans un deuxième temps, à l'écoute de la narration, que l'image est transportée hors d'elle-même, dans un espace sémantiquement absent à première vue. La narration surgit dans l'image, telle une projection mentale. Ce dispositif de lecture en deux temps vise à favoriser un passage du familier vers l'étranger afin d'amortir le choc de la rencontre de l'autre.

5.2 L'espace est infiniment divisible

Considérant que « l'espace parcouru est divisible, et même infiniment divisible », (Deleuze, 1991, p.9) la narration, bien qu'elle soit d'une durée limitée, impose cette posture qui consiste à parcourir de nouveau et indéfiniment l'image. Mais étonnamment, l'image n'est jamais entièrement parcourue. La parole du récit initie un mouvement du regard qui ne cesse de parcourir l'image. C'est le temps du récit et la durée du récit qui nous permet d'appréhender un tout qui change. Afin de prolonger volontairement ce parcours, j'envisage éventuellement de diffuser à plusieurs reprises la même image accompagnée d'un récit différent à chacune des expositions. De cette façon, un spectateur pourra reparcourir la même image. C'est une façon d'éviter de figer ensemble la photographie et la narration. On ne pourra pas identifier l'oeuvre simplement par l'image. Dans le même ordre d'idée, un récit pourrait éventuellement être associé à différentes images et former ainsi une nouvelle équation à chacune des nouvelles associations. Le sens du récit sera alors transformé par l'image.

5.3 Une dernière chose à dire

Avez-vous une dernière chose à dire avant de mourir ? Voilà la question qui est posée à celui qui, quittant le banc des accusés, reçoit une sentence de peine de mort. Cela doit être étrange pour le condamné à mort d'avoir à choisir quels seront ses derniers mots. Il s'agit d'un moment privilégié et insoutenable à la fois dont la durée est trop longue et trop courte. Si c'était moi qui étais condamnée à mort, comment userai-je de ce dernier moment de parole m'étant accordé ? Je tenterais de faire comme Schéhérazade dans Les mille et une nuits, c'est-à-dire de repousser l'heure du châtiment en racontant une histoire dont mon auditoire souhaiterait infiniment connaître la suite.

J'ai admis, d'entrée de jeu, qu'il est impossible de se voir soi-même tel que les autres nous voient. À défaut de pouvoir remédier à cette réalité et souhaitant au contraire approfondir les particularités de ce phénomène, je me suis penchée sur la question de l'écart entre le regard de l'autre et mon propre regard. J'ai souhaité mettre cet écart en évidence dans ma pratique de l'autoportrait.

Étant consciente que le regard et la présence de l'autre sont des éléments constitutif de la perception que j'ai de moi-même et étant immanquablement habitée par un désir de récupération-de-mon-être, je me suis intéressée à la question de savoir s'il est possible de dépeindre un sujet toujours en voie de constitution, cela sans le figer.

J'ai utilisé la photoparlante comme dispositif permettant que le regard de l'autre, lorsqu'il observe l'image, croise mon propre regard, mis en mots, à travers la narration. Ce fut une façon pour moi de faire apparaître l'écart qui subsiste entre ma perception et celle de l'autre. L'usage du récit me permit de créer un champ aveugle dans l'image photographique et d'y souffler un nouvel espace où j'ai pu proposer une identité indéterminée de moi-même. Je me suis donnée la parole, le temps du récit. Je me suis ainsi accordée un moment de sursis en développant un monde fictionnel duquel j'ai pu dicter le contenu. J'ai comparé ce moment de sursis au moment où on accorde au condamné à mort le temps de dire une dernière chose avant de mourir. Déterminée à faire dire, à ajouter quelque chose à l'image avant qu'elle ne se cristallise dans un déjà-vu dicté par des facteurs extérieurs à l'image. Tous ces outils m'ont servi à me réapproprier une partie de moi-même et à imposer une forme d'auto-appropriation au spectateur.

J'ai utilisé l'image photographique comme outil me permettant d'instaurer un espace familier, connu. Tandis que l'usage du récit m'a permis de déployer un espace étranger, inconnu, se développant à partir des propriétés de l'image photographique. Ici, l'écart entre le familier et l'étranger rappelle l'écart entre le même et l'autre.

Bien que j'aborde, dans ma pratique, la question de l'écart irréductible entre le même et l'autre, je me vois toujours aux prises avec cet écart. Je souhaite respecter cet écart puisqu'il représente un espace de liberté, de là mon désir de le mettre en évidence. Malgré cela, je serai toujours assujettie au regard que l'autre pose sur moi et sur ma pratique. Ce sera toujours l'autre qui détiendra le dernier mot.


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