Sophie Castonguay
Are you lost my love? Exposition de Rutger Emmelkamp
par Sophie Castonguay - Novembre 2003



C'est la chose dans sa modeste insignifiance, qui est la plus rebelle à la pensée. [...] Une pensée qui tente de penser la chose ne devrait-elle pas, dès lors, faire confiance à cet élément d'étrangeté et de repliement sur soi-même dans l'essence de la chose ?(1)

À première vue, l'exposition Recent Work de Rutger Emmelkamp n'offre presque rien au regard, on distingue à peine les quelques petites sculptures disséminées sur les murs de la grande salle. Distantes, elles nous apparaissent minuscules et lointaines, en contraste avec le vide ambiant. L'espace nous donne une impression de désolation, de vide. Les sculptures se dissimulent au regard non seulement parce qu'elles sont petites, mais aussi parce qu'elles sont accrochées légèrement en hauteur, cet accrochage en majesté laisse planer le désir de mieux les voir et nous invitent à lever les yeux. D'abord en devenir perceptuel, l'exposition met en évidence ce repliement de l'objet sur lui-même sous la double forme du refus et de la dissimulation. Ici, la proximité et l'éloignement sont le langage du rejet et du désir. L'artiste nous offre ainsi une réflexion sur la distance. Plus qu'une coordonnée spatiale, l'espace est distant, il est déjà en lui-même un élément de désir. Tel que l'a analysé Nycole Paquin dans son ouvrage Le corps juge, « Un ralentissement du transcodage dans le temps de perception occasionne une certaine frustration et suscite un inconfort »(2).

Appelé à suivre la trajectoire proposée par l'artiste, le spectateur longe les murs et découvre de petites sculptures finement travaillées, dont l'agencement des matériaux témoigne d'un riche savoir-faire. Réalisées dans l'esprit du bricolage, elles sont travaillées avec minutie. Faites d'ébène, d'argent et de fines lattes de résine colorées, on pourrait les prendre pour des bijoux tellement elles sont raffinées, si ce n'était du fait qu'elles n'ont pas de fonction d'usage; elles recèlent autre chose. Le bijou, objet qu'on place sur le corps, est l'emblème ostensible d'une identité. Ici, c'est la galerie qui se pare de ses bijoux. On se pare pour séduire. Bien qu'elles ne soient pas destinées à être portées, les petites sculptures de Rutger Emmelkamp témoignent d'un souci d'élégance et de préciosité propre au bijou.
De courtes phrases tracées à la mine de plomb sur les murs accompagnent les sculptures. À la manière dont elles sont disposées, on pourrait croire qu'elles occupent une fonction explicative propre à nous éclairer sur le sens des sculptures. À la lecture, on s'aperçoit qu'elles sont faussement didactiques et qu'au contraire, elles s'écartent du sens et nous plongent dans un univers absurde. Remplies de scrupules, ces phrases ne sont pas sans rappeler l'univers déconcertant et saugrenu de Lewis Carroll. Dans chacune d'elles, on dénote une volonté de rendre crédible l'énoncé absurde. Par analogie, un lien se tisse entre la structure de la phrase et l'objet, invoquant la crédibilité de l'oeuvre.

Je répète après moi, mais je reste poli
Bienveillant sans but, différent comme les autres
Avec résignation il avait avalé l'idiotie, ce qu'il ne trouvait pas correct


Phrases courtes non moins ironiques : « L'ironiste est une bonne conscience joueuse qui peut tour à tour faire et défaire, évoquer et révoquer. L'ironie nous délivre en retournant en arrière, [...] en arrière vers plus de conscience, vers une conscience plus intense, plus pétillante, plus concentrée.(3) » Ce ton ironique, on le retrouve aussi sur le carton d'invitation où figure un poème d'amour. Ici, l'artiste parvient admirablement à investir son poème d'un malentendu à même la trame langagière, cette trame que Jankélévitch nomme la trame pénélopéenne de l'ironie(4) où le décompte se fait à rebours.


It ain't fear my love
I'm without you see
It makes you count my love
It's backwards you see
It's one after two after three after four
And four after five after six after seven
Are you lost my love?
I can't see you see
Please correct me if I'm wrong
Please correct me... if you please


Avec beaucoup de finesse, Rutger Emmelkamp se garde bien de nommer la nécessité de l'absurde, sous peine d'être figé par son regard médusant. Son approche nous fait voir que parfois le sol qui nous apparaît ferme n'est en réalité que du sable mouvant. Dans son exposition Recent Work, la mise en évidence de l'absence de fonction d'usage devient l'emblème ostensible de l'identité sculpturale.

1. Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1995, p. 31.
2. Nycole Paquin, Le corps juge : science de la cognition et esthétique des arts visuels, Montréal, XYZ éditeur, coll. « Document », 1997, p. 214.
3. Vladimir Jankélévitch, L'ironie, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1997, p. 54
4. « Telle Pénélope la rusée, pour gagner du temps et berner la violence usurpatrice, défait tous les soirs l'ouvrage du matin. (...) La fausse trame sert à dissimuler une autre trame, une trame plus secrète, une trame invisible. L'ironie fait et défait sans cesse sa tapisserie de Pénélope. » ibid., p. 55.