Sophie Castonguay
Rien que la vérité ou la sémantique télévisuelle dans la pratique de Rob Kennedy
par Sophie Castonguay - Septembre 2009


Le mardi 26 janvier 1926 à lieu à la Royal Institution de Londres, dans le laboratoire de l'ingénieur et entrepreneur écossais John Logie Baird, la première séance de télévision. Les recherches effectuées dans le domaine permettent rapidement de passer d'un dispositif mécanique à un dispositif électronique. Cette avancée contribue à l'amélioration de la résolution de l'image et permet de donner cette impression de réalité produit par l'image télévisuelle. La fièvre télévisuelle se propage et en 1962 le premier satellite de télécommunication permet d'étendre le réseau de la télévision en direct. Le village global est né. D'un point de vue sociologique, les récentes statistiques démontrent que l'audience moyenne par personne est estimée à 3h30 par jour, ce qui représente une moyenne de 1200 heures par an passées à regarder la télévision. C'est plus de temps que consacre un écolier sur les bancs de l'école puisque le temps passé à l'école primaire pour un enfant est estimé à 850 heures par année.

La télévision est aujourd'hui le média le plus puissant de diffusion massive des images. Le réalisme qu'elle nous renvoie nous fait croire que le flot d'images ininterrompues qu'elle nous transmet constitue une représentation objectivée du monde et même pour ceux qui en sont conscients, elle demeure la principale fenêtre par laquelle nous est transmise l'actualité. L'effet d'unification qu'elle produit induit notre rapport à l'autre. La projection du monde qu'elle nous renvoie se consomme alors que nous sommes seuls, assis dans notre salon, isolés du reste du monde. Elle contribue ainsi à l'appauvrissement de l'activité sociale et a pour effet de déposséder le téléspectateur de sa place de sujet parlant. On peut donc dire sans hésitation qu'elle est l'organe le plus puissant de domination de notre société actuelle. « Elle prend invisiblement possession de toutes les visibilités mondaines. » Elle est l'outil idéal par lequel nous apprenons à nous maintenir nous-même dans la paralysie de la pensée et nous protège de la relance de la pensée élaborative. C'est « la matrice à partir de laquelle les sociétés se représentent et se projettent. » Il est toutefois vain d'accuser l'outil, le pouvoir est entre les mains de celui qui donne à voir. La télévision est avant tout une machine fonctionnant au service des grandes entreprises. On peut se questionner sur l'usage qu'en font les quelques grands groupes de communication détenant le pouvoir sur la production et la diffusion de ces images. L'extraordinaire uniformisation des programmes de télévision démontre le logocentrisme de la représentation télévisuelle ne permettant que très peu l'exploration de nouvelles formes, ces formes étant assujetties à l'audimat comme critère premier. Un questionnement plus approfondi nous permettra toutefois de constater qu'on ne peut imputer l'entière responsabilité de notre rapport à l'image à ceux qui établissent la production et diffusion de ces images. Les mécanismes établis autour de l'image étant avant tout à la base de notre fonctionnement social, de « la violence symbolique qui s'exerce dans nos rapports sociaux. »

Mais puisque de tout temps les artistes ont oeuvré pour se donner la liberté et les moyens de questionner et de décloisonner les modes de représentation établis, il est fort à propos que de plus en plus d'artistes utilisent les images issues du petit écran pour en questionner la dialectique. Le réemploi d'images télévisuelles témoigne du désir de questionner cette profusion de représentations nous submergeant quotidiennement. C'est ce à quoi s'applique l'artiste Rob Kennedy, de passage à Montréal pour une résidence à PRIM. « TV is something that is constantly coming into my life, so I asked myself if there was a way I could take that information and reuse it, remake it into a language that I understand a bit more, that is more acceptable to me » explique l'artiste britannique lors d'un entretien avec Monica Ponzini à la galerie Location One à New York. Kennedy puise ses matériaux à même l'imagerie télévisuelle. Que ce soit dans The story so far (2008), réalisé en collaboration avec Sue Tompkins et Martin Parker, à partir d'extraits de téléjournal, dans Hapless, Helpless & Hopeless (2008), crée en collaboration avec Peter Dowling à partir principalement de capsules publicitaire, dans A violent history of interruption (2004), produit à partir d'extraits du dessin animé Tom & Jerry ou dans Happy the believers (2006) conçu d'images d'un jeu vidéo, Kennedy ébranle la dialectique propre à différents types d'images que l'on côtoie par l'entremise du téléviseur. Dans sa video No, Nothing, But The Truth, réalisée en 2008 en collaboration avec le compositeur Giles Lamb, Kennedy utilise comme matériau des extraits de plusieurs téléromans qu'il manipule, fragmente, assemble afin d'en créer une nouvelle composition. Le nouvel assemblage visuel et sonore proposé par Kennedy et Lamb reproduit, à première vue, les archétypes de la construction narrative à laquelle le téléspectateur est habitué ; on entre progressivement dans le récit par un plan éloigné et tranquillement la caméra nous montre les différents personnages de ce téléroman revisité. Le montage donne à voir l'enchaînement de scènes dans lesquelles figurent des personnages affectés. Le travail de la trame sonore réalisée par Lamb contribue à unifier ce nouvel assemblage et malgré le travail de répétition des images, le changement de lumière et les changements de décors occasionnés par l'entrecroisement de diverses sources, on n'y voit que du feu ; l'enchaînement des images captive et nous renvoi l'intensité propre au téléroman. Le maintien de cette intensité à pour effet de nous relayer au rôle de téléspectateur, de consommateur d'images télévisuelles. Ce double point de vue, celui de spectateur et de téléspectateur engendre un questionnement sur ces différentes postures, l'une faisant appel au sens critique, l'autre à la passivité. Cette double posture nous tient dans l'inconfort. Le travail de Kennedy est d'autant plus marquant qu'il ouvre sur la question d'une impossibilité de donner une image fidèle du monde, toute image étant dans sa nature même subjective.

Le travail de Kennedy fait apparaître, parce qu'il y échappe, la structure à laquelle est soumise l'ensemble des images télévisuelles. Cette distanciation provoque une ellipse mettant en perspective le cadre même de l'image. Cela donne à l'image télévisuelle une nouvelle respiration, un second souffle. Voir le cadre met en perspective le fait qu'il s'agit juste d'une image, soulignant ainsi son caractère iconique. Ce travail de remixage, produit une levée de l'écran et fait apparaître la structure actuelle des conditions d'apparition de l'image télévisuelle réservés aux médias. L'ellipse nous place face à l'évidence que « mettre l'image au service de la communication est liberticide puisqu'elle réduit l'image à un message univoque et en fait l'instrument privilégié de la pensée unique : elle personnifie alors un discours qui est toujours le discours du maître. »

Même si l'oeuvre de Kennedy trahie les schèmes du pouvoir et nous fait ressentir l'impact néfaste de la télévision dans nos vies et même si l'argumentation développée autour de sa pratique est suffisante pour provoquer chez certains un désir de changement dans la relation que nous entretenons avec la télévision, il n'en sera rien. Nous aurons toujours un bon mot à son égard, nous disant qu'il y a somme toute quelques bons programmes nous permettant de parfaire nos connaissances. L'impact sera ressenti en différé, tel que nous l'enseigne la télévision. Le rapport que nous entretenons avec le réel étant de plus en plus apparenté à celui que nous développons avec l'image en différé. Alors que notre société se définit à partir des représentations du réel reçu par l'intermédiaire des médias, pour plusieurs, le rôle de l'artiste semble devenir celui de provoquer des interférences afin de démontrer que dans le champs des possibles, la représentation du monde ne se limite à celle que nous renvoie les médias.


Marie-José Mondzain, « Image, icône, économie » dans Nabil el Haggar (dir.), Les nouvelles d'Archimède # 22, France, Le journal culturel de l'Université des Sciences & Technologies de Lille, 2000, p.3.
Pierre Bourdieu, « De la télévision »
Marie-José Mondzain, « L'image peut-elle tuer ? » dans Ralph Dekoninck, Online Magazine of the Visual Narrative, Belgique, 2006